vendredi 31 juillet 2009

Festival R de Choc 3 un mois déjà

"Partant que la réalité n'est qu'une question d'opinion, chacun s'attache dans sa caverne à attiser le feu qui jaillit des profondeurs de la vie irréfléchie de la conscience."
" Pour Socrate, l'idée musicale est à même d'opérer un « déblocage » de l'idée philosophique (ou idée advenue à la conscience au sens large) à condition que la « parole » musicale vise à créer un choc. Elle serait en quelque sorte une expérience de pensée avant toute conceptualisation, c'est-à-dire une expérience pré-conceptuelle antérieure à la représentation par le langage."

J'emprunte à la jeune philosophe Marlène Cakaj ces quelques mots en guise d'introduction à cette présentation du festival R de choc pour deux raisons, l'une est que, à la suite de R du temps (bien que le précédant dans sa conception), se prolonge une réflexion esthétique sur l'évolution de l'art musical hors d'une écriture, l'autre est que la première journée du festival fut l'occasion de mettre en avant le questionnement très actuel de l'interaction entre différentes formes d'art, Art plastique/visuel - Danse - Musique, à travers une pièce intitulée Les Gorgories, et qui se veut une forme d'allégorie du mythe de la caverne de Platon, mythe qui a été à la base d'une récente conférence d'Alain Badiou pour évoquer les difficultés de notre société à se redéployer, à se remettre en question (ceci sans rapport direct avec la pièce, juste pour évoquer l'air du temps).
Les Gorgories est une pièce d'une quarantaine de minutes pensée et réalisée par Catherine Karako, mêlant art visuel et danse à la musique et qu'il m'a semblé aurait bénéficié d'être vue dans un lieu plus en rapport avec les arts plastiques, car les visuels étaient tout à fait remarquables, et finalement très prégnants ne permettant qu'avec parcimonie à la musique et à la danse de se mêler à eux. Peut-être y a-t-il là aussi confrontation entre l'art prémédité (ici les images sur 2 écrans augmentées par des reflets dûs à un décor constitué uniquement mais efficacement de trois étendards argentés mobiles, ainsi que de dizaines de boules de papier aluminium jonchant le sol minéralement) et l'art improvisé (ici la danse et la musique). La musique a finalement pu se libérer du joug de l'image sur la fin, en particulier lorsque Dan Warburton (violon) a commencé à intégrer dans son jeu des lambeaux de papiers déchirés qui avait fait office d'écran, interagissant alors remarquablement avec Catherine Karako ; Jean Bordé (contrebasse) et Pascal Marzan (guitare) rajoutant une touche poétique par leurs présences subtiles.

En préface à l'ouverture dansée du festival, les caisses claires de Didier Lasserre et Pascal Battus ont laissé filtrer le principe herméneutique de la loi de l'improvisation annoncée donc par un garde-champêtre bicéphale.

Les deux journées qui suivirent, toujours à L'Espace Jemmapes, furent particulièrement intenses rappelant le rythme effréné d'un colloque. Sur le plateau environ tous les 3/4 d'heure pendant une quinzaine d'heures au total, se sont succédés des groupes de formats très variés depuis le duo (sax/batterie, violon/piano etc..) jusqu'à un sextuor à vent (Doneda/Gauget/Leimgruber/Keune/Foschia/Alonso) en passant par un quatuor inédit de batteries (Turner/Lasserre/Kittel/Carmona) et un curieux trio : l'étonnant John Russel encadré par deux batteurs (Kittel/Lasserre). Mais que retient-on d'un colloque? Des impressions variées, celle d'avoir été follement intelligent par instant ou complètement confus à d'autre. Et puis, il y a les moments privilégiés, ceux qui s'ancrent dans notre mémoire, souvent de façon subjective, les rencontres, les discussions.
C'est plutôt sous l'angle de la mémoire, à l'ombre du souvenir que je pense qu'il faut aborder un tel festival, car faire une énumération détaillée de chaque intervention serait fastidieux. Sans prétendre à la virtuosité de Jacques Roubaud dans Impératif catégorique, ouvrage oulipien où seule sa mémoire ou presque est en jeu, je voudrais partager quelques moments précis, des images. Par exemple me revient celle d'Alexandre Kittel à quatre pattes sur la scène, puis à plat ventre, jouant avec un petit canard mécanique au milieu de 4 batteries symboles de discipline tout d'un coup rendu obsolète par ce jouet d'enfant fait pour voguer sur les eaux claires du bassin du Luxembourg. En fait, l'utilité du canard mécanique en percussion est de déclencher un doux frottement sur peaux ou cymbales, le visuel n'est que secondaire, pourtant comme toujours fortement prégnant. On peut remarquer, par ailleurs, que plusieurs musiciens affectionnent l'utilisation de gadgets divers pour transformer le son de leur instrument de base se reliant ainsi à la grande tradition cagienne de la préparation instrumentale poursuivie dans les ateliers d'expérimentation de Pierre Schaeffer et, à présent, vivant allègrement, depuis Fluxus et AMM, dans le monde de la musique improvisée.
Pascal Marzan, à la guitare, utilise de petits objets métalliques sortis de sa "trousse chirurgicale" avec lesquels "il opère dans la chair vive du son" comme l'écrit habilement Olivier Gandiva, ainsi qu'une sourdine et une canette de bière d'une marque bien précise à cause du relief de son logo, aussi, il lui arrive de transformer sa guitare en une sorte de Koto. On retrouve l'influence de sons asiatiques, de façon plus attendue mais très convaincante, dans les sonorités de Gamelan du piano préparé de Frédéric Blondy. A noter que le bassiste Simon Fell utilise également de curieux petits objets pour torturer sa majestueuse contrebasse alors que le bassiste Benjamin Duboc utilise une sorte de mailloche molle pour faire résonner le corps de son instrument. Cependant c'est le professeur Beresford (pour être exact, maître de conférence à l'université de Westminster) avec son attirail de vieilleries électroniques qui étonne le plus. Il y a vraiment une énigme à savoir comment il obtient une telle poétique sonore à partir de boites incongrues disposées sur une table... de travail, de travail du son dans sa plus grande précision. Steve Beresford est aussi, entre autre, un pianiste (plus traditionnel) mêlant avec humour et tendresse bebop et free, mélodique ou non. Son duo avec le violoniste Christof Irmer fut un moment de grandes beautés, presque classique.
Et puis, il y a le batteur voltigeur Roger Turner, musicien de Canterbury, vouant un respect immense à Robert Wyatt dont l'esprit d'aventure musicale, de partage, de découverte, d'ouverture a eu une influence initiatrice indéniable sur la scène de la musique improvisée. Le charisme acide de Roger Turner fut, durant ce festival, probablement à son comble lors de son duo avec Chefa Alonso (saxophone) qui n'a pas été sans me faire penser à celui de Rashied Ali avec John Coltrane. Le propos n'était pas le même, plus de 40 ont passé, mais la tradition s'instaure; Coltrane disait, dans une interview pendant sa tournée au Japon en 1966: "J'ai peut-être tort, mais le terme "musique classique", à mon avis, veut dire musique d'un pays jouée par les compositeurs et musiciens de ce pays, plus ou moins, par opposition à la musique sur laquelle les gens dansent ou celle qu'ils aiment chantonner, la musique populaire... Il y a différents types de musique classiques à travers le monde... En ce qui concerne le style, si vous me demandez ce que nous jouons, il me semble qu'il s'agit de la musique de collaborateurs individuels. Et si vous vous voulez lui donner un nom quelconque, vous pouvez l'appeler musique classique."

Si le quatuor de batterie que l'on redoutait quelque part fut une heureuse surprise pleine de poésie, le sextuor à vents fut somme toute une déception peut-être parce que l'on attendait trop des possibilités d'un tel ensemble. On peut se rappeler tout de même de la technique de son directionnel de Bertrand Gauguet qui d'ailleurs, et celà s'entend clairement, a un certain intérêt pour la musique de Gérard Grisey, c'est à dire une musique qui, certes composée et écrite avec grande rigueur, n'en donne pas moins l'impression d'une spontanéité étonnante, comme "un phénomène naturel" dixit François-Bernard Mâche. Ce sextuor à vents fut donc un peu une déception malgré la présence de Urs Leimgruber qui ne put là imposer de direction dans la musique.
Se réclamant, entre autre, de Helmut Lachenmann, il avait la veille structuré de façon magistrale un quatuor composé par ailleurs de Steve Beresford, Pascal Marzan et Roger Turner. Ce dernier concert du vendredi s'était révélé d'une grande maturité poétique loin de l'excitation souvent à tort associé à l'art de l'improvisation.
Pour conclure ce festival, la jam finale fut ouverte par un hommage à Pina Bausch rendu par Christof Immer qui, étant de Wuppertal, l'a fréquemment côtoyé, et que pour l'occasion j'accompagnais au piano, alors que Catherine Karako passait furtive mais pleine de respect à travers les musiciens pour se positionner quelques instants sur le devant de la scène.
La jam démarrait alors doucement, pour au bout d'un moment s'enflammer quelque peu dans les zones du suraigu et finalement retomber avec le sentiment du devoir accompli. Les musiciens se tournaient tous alors vers Pascal Marzan pour lui rendre un vibrant hommage. Il fut secondé cette année, dans la préparation et la réalisation du festival, par Bertrand Gastaut; de plus, lors des 3 journées, il faut noter l'aide précieuse d'Aldridge Hansberry.

Frédéric Maintenant

Photos © Helen Petts :
• Tutti : Christoph Irmer, Frédéric Maintenant, Catherine Karako, Didier Lasserre, Benjamin Duboc, John Russell, Bertrand Gauguet, Simon H. Fell, Jacques Foschia, Michel Doneda, Pascal Marzan...
• Urs Leimgruber / Michel Doneda / Bertrand Gauguet

• Didier Lasserre / John Russell / Alexandre Kittel
• Roger Turner / Pascal Marzan
• Chefa Alonso / Roger Turner
• Didier Lasserre / Roger Turner / Javier Carmona / Alexandre Kittel
• Urs Leimgruber / Steve Beresford / Roger Turner / Pascal Marzan

• Gorgories (Catherine Karako) : photo © Noël Tachet

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